48 ans
evesham
1732
Comme je lui fais remarquer qu'il a oublié sa canne, il me révèle que, depuis quelque temps, il n'en a besoin que pour se rendre au magasin. Je laisse alors de côté la pathologie lombaire et évoque ses conditions de travail, notamment ses relations avec son chef de secteur, Benoît, dont plusieurs autres chefs de rayon se sont plaints. Le visage de Mathieu s'éclaire, il me dit : "Vous aussi, vous savez !"(...) Il ajoute : "Vous connaissez la dernière ?" (Non, je ne sais pas !) Benoît vient de nommer un autre chef de rayon à sa place, en prétendant qu'il ne reviendra jamais. (...)
Je comprends pourquoi Mathieu est si pressé de reprendre le travail malgré sa symptomatologie très douloureuse... [Le docteur revoit plusieurs fois Mathieu, en dehors du magasin, et il finit par expliquer le fond de l'affaire] Benoît lui a demandé de "virer" un salarié jugé trop lent et inefficace. Ne pouvant lui trouver de faute, Mathieu a refusé de le licencier pour un vol imaginaire.
Très vite, il reçoit des missions impossibles à remplir, Benoît l'humilie, l'atteint dans sa dignité de chef, puis d'homme, jusqu'au jour où il a tellement mal au dos qu'il s'arrête.
[Au fil des entretiens, le médecin amène Mathieu à accepter une prise en charge psychiatrique et le met en inaptitude définitive en novembre 2001.]
Sournoisement, j'ai conseillé au directeur des relations humaines de constater ma décision, car j'espère que, par ce biais, le médecin inspecteur régional du travail et l'inspection du travail seront alertés et pourront intervenir. Je serai bien déçue, car au-delà du soutien qu'ils me manifesteront, leur action n'aura pas les répercussions que j'espérais sur les dysfonctionnements de l'entreprise.
Pendant ce temps, Mathieu est très inquiet pour sa femme. Elle travaille dans un autre magasin de la même enseigne et il est persuadé qu'on va "lui en faire voir". Elle subira en effet des pressions.
Actuellement Mathieu va très bien. Il fait une nouvelle formation professionnelle.
Décembre 2001. Thibault
En faisant mes courses dans le magasin, je rencontre deux employés qui me disent être très inquiets pour leur chef, Thibault ; ils l'ont vu pleurer dans la réserve, lui qui est d'habitude si courageux, qui supporte tout. Ils m'apprennent que, depuis quelque temps, le chef de secteur, Benoît [le même que celui qui avait harcelé Mathieu], est toujours "sur son dos"(...).
Thibault se présente très en retard à sa visite médicale. Il a l'air absent, le regard vide. A ma première question, il s'écroule littéralement (...), s'autodévalorise, et présente des idées noires, avec menaces de passage à l'acte.
Il parle abondamment de ses déboires conjugaux : sa femme va le quitter. (...) Je ramène l'entretien sur son travail. Depuis des mois, Benoît essaye de le "virer" (...). Justement, il vient de lui demander l'inventaire du rayon pour le lendemain. Thibault sait que c'est matériellement impossible à réaliser, même en faisant travailler son équipe toute la nuit, ce qu'il se refuse, de toute façon, à demander à "ses gars".
Je le dirige en urgence vers une structure adaptée. (...) Après une prise en charge psychothérapique et un traitement médicamenteux lourd, je le mets en inaptitude définitive à tout travail dans l'entreprise, en juin 2002.
Trois semaines plus tard, le directeur me signifie, par lettre recommandée, que (...) d'autres établissements du groupe peuvent accueillir Thibault. (...) Ce dernier m'explique qu'il est à tout jamais marqué au fer rouge ; où qu'il aille, il sera un paria. Il cite plein d'exemples. Je confirme donc ma décision. Plusieurs recommandés suivent. Je reconnais, par le style et le vocabulaire, qu'ils ont été écrits par un avocat.
[Le docteur Ramaut informe la direction du service de médecine inter-entreprises pour lequel elle travaille. Celle-ci, pour la soulager, lui propose qu'un autre médecin prenne le relais.] Je réponds que c'est hors de question. Pourtant je ne vais pas très bien. Ces affaires successives m'ébranlent, mais les vacances approchent et j'ai décidé de ne pas leur faire le cadeau de craquer ! A l'automne, Thibaut est finalement licencié dans les règles. Aujourd'hui, il va très bien. Ses difficultés conjugales se sont estompées. Il a eu un deuxième enfant et il vient de retrouver du travail.
Mars 2002. Aurélie
Aurélie m'est adressée en urgence par l'inspecteur du travail (...). Je ne la connais pas. Elle vient d'arriver. [Auparavant, elle a travaillé une quinzaine d'années dans une autre enseigne, rachetée par le groupe.] C'est une femme de 42 ans, élégante, mais son visage ne colle pas avec son allure vestimentaire : elle n'est ni coiffée ni maquillée. Dès que j'aborde les raisons de sa visite, elle s'écroule, sanglote, en me disant qu'elle ne comprend pas ce qui lui arrive, qu'elle est "tombée chez des fous !". Tout lui est devenu intolérable, arriver sur le parking est déjà une épreuve terrible (...).
(Aurélie ne supporte pas les agissements et la grossièreté de son chef de secteur, Jérôme, vis-à-vis de l'un de ses collègues, qu'il insulte régulièrement, ridiculise et rabaisse. Pour le défendre, elle a osé tenir tête à Jérôme.)
Très vite, Jérôme adopte le même comportement humiliant à l'égard d'Aurélie. Alors, elle craque et fait une grosse dépression. Je la mets en inaptitude temporaire et l'adresse à un psychiatre (...).
Le collègue qu'elle a défendu est licencié pour faute grave – je ne le verrai jamais en visite médicale.
(Aurélie prend un avocat, contacte d'autres harcelés, et porte plainte aux prud'hommes. Cinq cadres l'imitent. Deux auront finalement gain de cause. Aurélie perdra et fera appel. Le docteur Ramaut la revoit, deux ans et demi plus tard.)
Aurélie présente toujours un gros syndrome dépressif. Elle me semble usée, elle est angoissée, insomniaque. Sur le plan administratif, elle est toujours en arrêt de travail, mais elle n'est plus indemnisée, et je la mets en inaptitude. Finalement, elle sera licenciée, après trois années de procédure.
Je comprends pourquoi Mathieu est si pressé de reprendre le travail malgré sa symptomatologie très douloureuse... [Le docteur revoit plusieurs fois Mathieu, en dehors du magasin, et il finit par expliquer le fond de l'affaire] Benoît lui a demandé de "virer" un salarié jugé trop lent et inefficace. Ne pouvant lui trouver de faute, Mathieu a refusé de le licencier pour un vol imaginaire.
Très vite, il reçoit des missions impossibles à remplir, Benoît l'humilie, l'atteint dans sa dignité de chef, puis d'homme, jusqu'au jour où il a tellement mal au dos qu'il s'arrête.
[Au fil des entretiens, le médecin amène Mathieu à accepter une prise en charge psychiatrique et le met en inaptitude définitive en novembre 2001.]
Sournoisement, j'ai conseillé au directeur des relations humaines de constater ma décision, car j'espère que, par ce biais, le médecin inspecteur régional du travail et l'inspection du travail seront alertés et pourront intervenir. Je serai bien déçue, car au-delà du soutien qu'ils me manifesteront, leur action n'aura pas les répercussions que j'espérais sur les dysfonctionnements de l'entreprise.
Pendant ce temps, Mathieu est très inquiet pour sa femme. Elle travaille dans un autre magasin de la même enseigne et il est persuadé qu'on va "lui en faire voir". Elle subira en effet des pressions.
Actuellement Mathieu va très bien. Il fait une nouvelle formation professionnelle.
Décembre 2001. Thibault
En faisant mes courses dans le magasin, je rencontre deux employés qui me disent être très inquiets pour leur chef, Thibault ; ils l'ont vu pleurer dans la réserve, lui qui est d'habitude si courageux, qui supporte tout. Ils m'apprennent que, depuis quelque temps, le chef de secteur, Benoît [le même que celui qui avait harcelé Mathieu], est toujours "sur son dos"(...).
Thibault se présente très en retard à sa visite médicale. Il a l'air absent, le regard vide. A ma première question, il s'écroule littéralement (...), s'autodévalorise, et présente des idées noires, avec menaces de passage à l'acte.
Il parle abondamment de ses déboires conjugaux : sa femme va le quitter. (...) Je ramène l'entretien sur son travail. Depuis des mois, Benoît essaye de le "virer" (...). Justement, il vient de lui demander l'inventaire du rayon pour le lendemain. Thibault sait que c'est matériellement impossible à réaliser, même en faisant travailler son équipe toute la nuit, ce qu'il se refuse, de toute façon, à demander à "ses gars".
Je le dirige en urgence vers une structure adaptée. (...) Après une prise en charge psychothérapique et un traitement médicamenteux lourd, je le mets en inaptitude définitive à tout travail dans l'entreprise, en juin 2002.
Trois semaines plus tard, le directeur me signifie, par lettre recommandée, que (...) d'autres établissements du groupe peuvent accueillir Thibault. (...) Ce dernier m'explique qu'il est à tout jamais marqué au fer rouge ; où qu'il aille, il sera un paria. Il cite plein d'exemples. Je confirme donc ma décision. Plusieurs recommandés suivent. Je reconnais, par le style et le vocabulaire, qu'ils ont été écrits par un avocat.
[Le docteur Ramaut informe la direction du service de médecine inter-entreprises pour lequel elle travaille. Celle-ci, pour la soulager, lui propose qu'un autre médecin prenne le relais.] Je réponds que c'est hors de question. Pourtant je ne vais pas très bien. Ces affaires successives m'ébranlent, mais les vacances approchent et j'ai décidé de ne pas leur faire le cadeau de craquer ! A l'automne, Thibaut est finalement licencié dans les règles. Aujourd'hui, il va très bien. Ses difficultés conjugales se sont estompées. Il a eu un deuxième enfant et il vient de retrouver du travail.
Mars 2002. Aurélie
Aurélie m'est adressée en urgence par l'inspecteur du travail (...). Je ne la connais pas. Elle vient d'arriver. [Auparavant, elle a travaillé une quinzaine d'années dans une autre enseigne, rachetée par le groupe.] C'est une femme de 42 ans, élégante, mais son visage ne colle pas avec son allure vestimentaire : elle n'est ni coiffée ni maquillée. Dès que j'aborde les raisons de sa visite, elle s'écroule, sanglote, en me disant qu'elle ne comprend pas ce qui lui arrive, qu'elle est "tombée chez des fous !". Tout lui est devenu intolérable, arriver sur le parking est déjà une épreuve terrible (...).
(Aurélie ne supporte pas les agissements et la grossièreté de son chef de secteur, Jérôme, vis-à-vis de l'un de ses collègues, qu'il insulte régulièrement, ridiculise et rabaisse. Pour le défendre, elle a osé tenir tête à Jérôme.)
Très vite, Jérôme adopte le même comportement humiliant à l'égard d'Aurélie. Alors, elle craque et fait une grosse dépression. Je la mets en inaptitude temporaire et l'adresse à un psychiatre (...).
Le collègue qu'elle a défendu est licencié pour faute grave – je ne le verrai jamais en visite médicale.
(Aurélie prend un avocat, contacte d'autres harcelés, et porte plainte aux prud'hommes. Cinq cadres l'imitent. Deux auront finalement gain de cause. Aurélie perdra et fera appel. Le docteur Ramaut la revoit, deux ans et demi plus tard.)
Aurélie présente toujours un gros syndrome dépressif. Elle me semble usée, elle est angoissée, insomniaque. Sur le plan administratif, elle est toujours en arrêt de travail, mais elle n'est plus indemnisée, et je la mets en inaptitude. Finalement, elle sera licenciée, après trois années de procédure.