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La préfète et la rue de la soif
LE MONDE | 16.01.06 | 13h56 • Mis
à jour le 16.01.06 | 14h30
Vous savez que je suis bretonne ?" Pas de méprise : Bernadette Malgorn, préfète d'Ille-et-Vilaine et de Bretagne, précise d'emblée d'où elle vient. Native de Nantes, élevée à Morlaix, étudiante à Rennes il y a une trentaine d'années, elle a habité "tout près" de la place Sainte-Anne, dont elle connaît "chaque maison". Elle le dit elle-même, pas question de lui "accorder le bénéfice de l'ignorance". La nouvelle "Mère Fouettarde" des nuits rennaises, connaît son sujet, autrement dit ce quartier du centre-ville également appelé"rue de la soif".
Depuis un an et demi, l'ambition de Mme la préfète est de mettre fin aux bacchanales alcoolisées qui se déroulent là chaque jeudi soir. La haute fonctionnaire bretonne utilise pour cela les grands moyens et déploie des forces de l'ordre en nombre, ce qui, dans cette cité réputée "tranquille", a surpris. Intentionnellement ou non, Mme Malgorn a lancé un débat qui divise les Rennais et bouscule la vie politique locale.
Les débordements festifs ne sont pas nouveaux à Rennes. Il y a des décennies que les étudiants se donnent rendez-vous le jeudi soir dans le cœur de la ville pour boire un verre, ou plusieurs... Autrefois, c'est la rue de Penhoët qui était appelée "rue de la soif". L'appellation revient aujourd'hui à une artère voisine, la rue Saint-Michel, où les débits de boissons se sont multipliés. Paradoxalement, ce ne sont pas les bars qui occasionnent le plus de nuisances aux habitants excédés du quartier. Mais les consommateurs qui boivent dehors, discutent et chantent sur le trottoir. Eclats de voix, percussions et didgeridoo (instrument aborigène dont le son vibrant est un cauchemar pour les riverains) résonnent jusque tard dans la nuit.
C'est un fait : le phénomène a gagné en intensité ces dernières années. Principaux coupables désignés : les nouveaux modes de consommation d'alcool. De plus en plus nombreux, des jeunes préfèrent ainsi acheter leurs bouteilles au supermarché pour les vider en centre-ville. Chaque petit groupe prépare son mix dans une bouteille en plastique, y mélangeant un alcool fort et du jus de fruit. Le procédé permet d'atteindre l'ivresse rapidement et à peu de frais. Johan, 23 ans, confirme : "Comme on n'a pas beaucoup d'argent, autant optimiser." Le jeune homme au look "roots" (barbe, queue de cheval) a fait de cette pratique festive le sujet de son mémoire de DEA de sciences politiques : "Une culture spécifique s'est créée ces dernières années dans la jeunesse, dont la caractéristique est la recherche de la défonce. Le groupe qui n'a pas sa bouteille n'est pas 'cool'. Or, être 'cool' a un rôle important dans l'appartenance au groupe. C'est une sorte de protestation passive contre la société." Au pied des maisons à colombage de la "rue de la soif", plusieurs centaines de jeunes s'adonnaient sans encombre à ce rite du jeudi soir, jusqu'à ce que Bernadette Malgorn vienne modifier les règles du jeu.
Arrivée en 2002 en Bretagne, la préfète fait une description apocalyptique de ces soirées. "C'est assez hallucinant. Vous avez là des gens tout à fait normaux. Pas des SDF ni des marginaux, même s'il y en a quelques-uns. Non, des gens normaux : étudiants des écoles d'ingénieurs, en maîtrise ou en doctorat, qui viennent avec des sacs remplis de bouteilles. Ils commencent par des canettes pour se mettre en forme et poursuivent avec des alcools forts, comme du pastis sans eau, du rhum, de la vodka, du gin... On se rassemble, on discute. C'est quelque fois agrémenté de tam-tam, mais le sujet n'est pas là. Ces gens ingurgitent tout cela, se déshabillent, font partout... Il y a des accouplements en plein air, des hurlements... On casse tout ce qui se trouve sous la main."
Pour arriver à ses fins, la préfète s'est dotée d'un arsenal juridique digne des pays scandinaves. L'un de ses arrêtés interdit de transporter de l'alcool dans un périmètre défini du centre. Un autre oblige les bars à ouvrir le matin à 6 h 30 au lieu de 5 heures, afin d'éviter les "after", les ivresses de l'aube. Des escadrons de CRS ont été mobilisés pour inciter les fêtards à rentrer chez eux, passé 2 ou 3 heures du matin. A plusieurs reprises, l'exercice a tourné à l'affrontement : bombes lacrymogènes contre canettes de bière.
L'utilisation d'un canon à eau, en décembre 2004, a choqué bien au-delà de la population étudiante. Tout comme la répression musclée, en décembre 2005, de plusieurs centaines de teufeurs protestant contre l'interdiction d'une rave partie. Le 6 janvier, 200 personnes ont manifesté pour réclamer la démission de la préfète.
Ce jour-là, un tract la représentait en Jeanne d'Arc, envoyée en mission en Bretagne par Nicolas Sarkozy. La pique a à peine fait ciller cette forte femme au visage carré, âgée de 54 ans, sans enfant, et "mariée à l'Etat". Mme Malgorn a aussi un sens de la communication redoutable, comme ont pu s'en rendre compte les lecteurs d'Ouest-France, fin 2005, à la lecture d'un publireportage émanant de la préfecture et intitulé "La Bretagne face à ses démons" (alcool, tabac, cannabis, fête). Il est vrai que la préfète n'a aucun mal à justifier sa politique. Ses tiroirs foisonnent d'études démontrant que la Bretagne bat tous les records d'alcoolisation chez les jeunes. Le taux d'ivresse régulière chez les moins de 17 ans est ainsi 2,4 fois plus important dans la région que partout ailleurs en France. " Il y a ici un phénomène d'alcoolisation massive, donc un problème de santé publique", argumente la préfète, qui souligne aussi que les fêtes de la "rue de la soif" sont, avant tout, "illégales", puisque jouées sur la voie publique : "Quand un pauvre clochard se fait prendre par les pandores, on parle d'infraction. Pourquoi n'en serait-il pas de même avec des jeunes un peu plus éduqués ?"
La matraque peut-elle limiter le phénomène ? Benoît Careil, animateur des Etats généraux de la fête, organisés en mai à la suite des premières violences policières, en doute : "Culpabiliser les pratiques festives en affirmant que c'est la source de tous les excès est une erreur." Pour ce musicien et producteur bien connu de la scène rennaise, l'appropriation de la "rue de la soif" par des étudiants correspond d'abord "aux nouvelles pratiques festives d'une population jeune, qui n'est plus la même qu'il y a quinze ans. C'est la génération rave parties. Ces jeunes aiment se retrouver en dehors d'un système marchand, sur un modèle de rassemblement gratuit et autogéré. Comme ils ont moins d'argent, ils ont pris l'habitude de déserter les bars de nuit."
Il y a vingt ans, Rennes se flattait d'être la première ville rock de France, avec une quarantaine de cafés-concerts. L'adoption d'un grand nombre de lois, décrets et circulaires a progressivement entraîné leur fermeture. Il n'en reste que deux. Patron d'un bar techno ayant eu maille à partir avec la préfecture, Marco déplore : "Il y a aujourd'hui un vide qui explique pourquoi les jeunes sont dans la rue." "La pratique n'est plus du tout régulée, constate Christophe Moreau, sociologue au Laboratoire de recherche en sciences humaines et sociales à l'université Rennes-II. Les professionnels de la nuit parvenaient à organiser l'ivresse dans leurs établissements. Maintenant, on laisse les jeunes se débrouiller face à leurs propres pulsions et sans le regard de l'autre. C'est très inquiétant : boire dehors augmente le risque toxicomaniaque, car on croise dans la rue d'autres populations qui consomment d'autres produits." La question de la "rue de la soif" serait entre autres liée à "un problème d'espace, une guerre foncière", ainsi qu'à l'idéologie de "la peur du jeune", comme il l'explique dans un ouvrage à paraître (Fêtes et jeunes : espaces publics incertains, avec André Sauvage, éd. Apogée).
En matière d'espaces festifs, Rennes propose pourtant une expérience unique : les soirées "Dazibao". Lancé par la municipalité au printemps 2005, ce concept importé d'Espagne consiste à ouvrir une salle de spectacle légèrement excentrée, Le Liberté. Jusqu'à 3 heures du matin certains jeudis soirs, les visiteurs viennent au concert, font du sport, surfent sur Internet, se relaxent sur des transats... L'accès est gratuit, l'alcool proscrit. L'opération attire 2 000 personnes en moyenne. Le problème de l'ivresse collective n'est pas réglé pour autant. En témoigne, devant la porte du Liberté, la présence de nombreux groupes buvant jusqu'à plus soif. Reste que, depuis le lancement de "Dazibao", les nuisances ont sensiblement diminué.
Ce succès relatif permet au maire socialiste, Edmond Hervé, de montrer qu'on peut s'attaquer au fléau alcool autrement qu'avec "une conception sécuritaire de la jeunesse". L'élu qui a lui aussi pris des arrêtés antialcool reproche à la préfète d'avoir porté atteinte à la réputation de "sa" ville, où vivent 60 000 étudiants. La préfète rétorque qu'elle n'a fait que "briser l'omerta sur le phénomène". Mme Malgorn est "une préfète très politique", réplique l'ancien ministre socialiste, qui la soupçonne de chercher à déstabiliser la ville en vue des municipales de 2008. "La lutte contre les consommations excessives d'alcool et de drogue n'est pas une politique de droite, mais une politique durable de l'Etat", se défend cette proche de Philippe Séguin, unique personnalité importante de la droite dans un département et une région passés à gauche en 2004.
La "dame de fer" assure également ne pas être "téléguidée" par Nicolas Sarkozy. Philippe, propriétaire d'un bistrot qui a dû renoncer à organiser des concerts, n'en croit pas un mot : "Rennes, ville rock, ville de gauche, est une ville-test pour le gouvernement. Bernadette, c'est Nicolas."