J'interviens vite avant que ça parte en cachouète, car ça va partir en cacahouète, c'est un sujet à très haut potentiel merdique.
Je distingue
- la pédophilie en tant que pathologie psychiatrique (trouble mental entraînant une attirance sexuelle pour les enfants prépubères), dont des personnes peuvent être atteintes, sans forcément qu'il y ait de passage à l'acte
- la pédophilie dans le regard social qui recouvre les agressions sexuelles/viols sur mineurs, la pornographie infantile, et typiquement Marc Dutroux, qui d'ailleurs n'a pas été considéré comme pédophilie au sens psychiatrique du terme par les experts qui l'ont entendu, il a été diagnostiqué "pervers sadique avec une fixation sur la jeunesse des victimes"
Je fais donc une distinction entre attrait sexuel (déviant, qui appelle un soin, on est dans le médical) et crime et délit sexuel (qui ne relève pas toujours de la pathologie pédophile, mais qui de toute façon, appelle une réponse sociale construite - prévention, punition, réinsertion).
Je me pose beaucoup de questions sur le pourquoi de l'horreur qui saisit l'opinion publique à l'évocation de la pédophilie.
Je cite Serge André, psychanalyste, une conférence de 1999 intitulée "La signification de la pédophilie", qui es un texte fondamental à mon sens sur le sujet et qui peut être trouvé in extenso là
http://www.oedipe.org/fr/actualites/pedophilie
"Quant à l'aversion unanime qui s'est soudain déclarée à l'égard de la pédophilie et des pédophiles ( je ne parle plus ici du sadisme ni des crimes de Dutroux, mais de la traque au pédophile qui s'est déclenchée à la suite de l'affaire Dutroux), elle mérite également d'être interrogée. Pourquoi tant de surprise et d'indignation ? On dirait que l'on découvre tout à coup l'existence d'une forme de sexualité que l'on aurait ignorée depuis toujours. Tout a l'air de se passer comme si on ne savait pas, ou plutôt comme si l'on n'avait pas voulu savoir. Pourtant, il n'y a pas si longtemps, la pédophilie, et même l'inceste, bénéficiaient dans le public d'un accueil relativement neutre et même parfois bienveillant. Il suffit, pour s'en convaincre, de se reporter à la presse des années 70 et 80. Qu'on me permette de rappeler l'indulgence amusée, voire admirative, avec laquelle critiques littéraires et présentateurs de télévision accueillaient les déclarations de Gabriel Matzneff ou de René Schérer, lequel pouvait écrire, dans Libération du 9 juin 1978 "L'aventure pédophilique vient révéler quelle insupportable confiscation d'être et de sens pratiquent à l'égard de l'enfant les rôles contraints et les pouvoirs conjurés" (cité par Guillebaud in La tyrannie du plaisir, p. 23). Le cas de Tony Duvert, écrivain pédophile déclaré et même militant, est encore plus remarquable. En 1973, son roman Paysage de fantaisie, qui met en scène les jeux sexuels entre un adulte et des enfants, est encensé par la critique qui y voit l'expression d'une saine subversion. Le livre reçoit d'ailleurs le prix Médicis. L'année suivante, il publie Le bon sexe illustré, véritable manifeste pédophile qui réclame le droit pour les enfants de pouvoir bénéficier de la libération sexuelle que peut leur apporter le pédophile, à l'encontre des contraintes et des privations que leur impose l'organisation familiale. En tête de chaque chapitre du livre, se trouve reproduite la photographie d'un jeune garçon d'une dizaine d'années en érection. En 1978, un nouveau roman du même auteur, intitulé Quand mourut Jonathan, retrace l'aventure amoureuse d'un artiste d'âge mûr avec un petit garçon de huit ans. Ce livre est salué dans Le Monde du 14 avril 1976 : "Tony Duvert va vers le plus pur"… En 1979, L'île Atlantique lui vaut de nouveaux éloges dithyrambiques de la part de Madeleine Chapsal.
Que s'est-il donc passé entre 1980 et 1995 pour que l'opinion connaisse un revirement aussi spectaculaire ? J'aimerais que quelqu'un m'éclaire sur ce mystère. Le phénomène est d'autant plus remarquable que nos sociétés occidentales contemporaines semblent désormais cimentées par l'idéal sacro-saint, mais purement imaginaire, de l'enfant-roi et par l'obsession corrélative de la protection de l'enfance. Loin de moi l'idée de contester la nécessité de cette protection et le progrès qu'elle constitue. Mais la meilleure protection de l'enfant n'est-elle pas le désir et le soutien que les adultes qui l'entourent lui manifestent afin de le voir grandir ? J'ai été surpris, il y a quelques mois - et je suis particulièrement heureux de vous faire part de cette surprise ici, à l'hôpital Nestlé qui a bien voulu accueillir mes propos de ce soir -, de voir apparaître sur l'écran de mon téléviseur une publicité de la firme Nestlé dont le texte énonçait fièrement : "Chez Nestlé, c'est le bébé qui est président". Est-ce que nous ne sommes pas arrivés au bord d'une espèce de délire collectif ? Qui ne voit l'hypocrisie de ce culte de l'enfant innocent, vierge de corps et d'esprit, l'enfant merveilleux et pur dont l'univers est censé n'être peuplé que de rêves et de jeux ? Qui n'observe, dans le langage et l'imagerie publicitaire et médiatique d'aujourd'hui, que la plus belle marchandise du monde est désormais un bel enfant ? Qui n'est frappé de constater que l'exemple de notre Cité idéale nous est proposé sous deux versions, deux imageries standardisées, qui font couple comme un duo d'opéra : Disneyland et Las Vegas ? D'un côté, le monde de l'enfant imaginé comme un adulte miniaturisé, de l'autre, le monde de l'adulte imaginé en enfant éternisé. Nous sommes entrés, sans nous en apercevoir, dans une véritable idolâtrie de l'enfant, dans "l'infantolâtrie", dans l'infantilisation générale du monde. Les enfants s'habillent comme des adultes pendant que les adultes s'empiffrent de bonbons et jouent comme des enfants - les uns et les autres se disputant les commandes de la console de l'ordinateur familial. L'idéal aujourd'hui, c'est de rester enfant, et non plus de devenir un adulte. Et, de plus en plus, c'est une certaine représentation imaginaire de l'enfant qui fait la loi. C'est l'enfant mythique dont la statue s'élève au rang d'idole à mesure même que les adultes déchoient de leur piédestal, démissionnent de leur fonction et s'infantilisent à qui-mieux-mieux.
Curieusement, mais logiquement, plus cette célébration de l'enfant imaginaire prend de l'ampleur, plus il apparaît, au sein de la réalité économique et sociale, que l'enfant représente un coût. D'ailleurs, plus on le vénère, plus il devient rare, plus il tend à être unique. Alors que dans toutes les phases de civilisation qui nous ont précédés, comme dans les cultures qui entourent notre îlot d'Occident, l'enfant a toujours été considéré comme la première richesse, chez nous il est à présent une charge dont il paraît normal à chacun que l'État nous en rembourse les frais. En somme, l'enfant que nous adulons et voulons protéger de tout, l'enfant que nous maintenons dans un état artificiel d'enfance, est de plus en plus irréel. Il est notre rêve narcissique et nous ne l'aimons plus, à la limite, que pour notre propre plaisir. L'enfant n'est plus pour nous une richesse, il est devenu un luxe - ce qui est tout à fait différent."
Je précise, à toute fins utiles, que je travaille dans le domaine de la protection de l'enfance et que je n'ai plus aucune illusion sur la capacité et l'inventivité des adultes dans la maltraitance infligée à l'enfant, qu'elle soit psychologique, sexuelle, physique, qu'elle soit négligence, absence de soins, atteintes profondes et parfois irréversibles à l'intégrité physique et psychiques d'êtres en développement, particulièrement vulnérables.
Donc mon expérience professionnelle ET personnelle ne me portent aucunement vers une indulgence nonchalante.
Ceci étant dit, à l'instar de l'auteur que je cite, je m'interroge sur ce que notre horreur et la virulence, la violence inouie des réactions de l'opinion publique à l'égard des "affaires de pédophilie" dit de notre société sur la place qu'elle donne à l'enfant.
Parce que c'est bien beau de vouloir lyncher les pédo, mais tant que la seule personne officiellement chargée d'enquêter sur les suspicions de maltraitance à enfant sur un secteur de 5000 habitants sera une seule assistante sociale - seule, sans regard extérieur, avec tous les risques d'erreur que cela implique - mal formée, mal soutenue, mal conseillée, et parfois débile à bouffer du foin... si on veut réellement protéger les enfants, faut s'en donner les moyens.
Voilà en substance mes réflexions sur la question, et je croise les doigts pour que nous n'ayons pas droit à un trolling en règle sur la peine de mort qui devrait être réintroduite et autres pendons-les par les couilles, mais là je crois que je rêve.