Mannequin le plus réputé d'Allemagne, Heidi Klum assure que tout cela n'est que "divertissement". L'émission télévisée qu'elle présente depuis la fin janvier est pourtant au coeur d'une polémique
sur un sujet sérieux : l'obsession de bien des adolescentes de correspondre aux canons de la beauté du moment, la course à la perfection plastique, le besoin de plaire aux autres pour se plaire à soi-même.
Lorsque la chaîne privée ProSieben a lancé un appel aux volontaires pour sa nouvelle émission "La prochaine top-model d'Allemagne", pas moins de 11 637 jeunes femmes ont envoyé photos et mensurations. Trente-deux d'entre elles ont été retenues pour la première émission, le 25 janvier, puis douze, puis dix. Fin mars, le jury, composé de spécialistes de la mode et du mannequinat, décidera de la gagnante. A la clé, un contrat dans une agence et une séance photo publiée dans l'édition allemande du magazine de mode Cosmopolitan.
Les quelque trois millions de téléspectateurs qui ont regardé la première émission, diffusée entre 20 h 15 et 21 h 15, ont pu voir comment l'une des concurrentes, Irina, a été éliminée sans ménagement, au motif, entre autres, qu'elle était "trop grosse". Filiforme dans son maillot de bain, l'intéressée n'en revenait pas. Elle pèse 52 kg pour 1,76 mètre. Même si ces mots définitifs n'ont pas été prononcés par Heidi Klum, mais par un autre membre du jury, la célèbre top-model a été accusée de favoriser l'anorexie. Le quotidien populaire Bild s'est emparé de l'affaire. Lu par un habitant du pays sur huit, ce journal s'est lancé dans une campagne contre "la folie de la minceur" que véhiculerait le show de ProSieben.
Interrogés par le quotidien, des médecins et des responsables politiques se sont relayés pour dénoncer les sous-entendus malsains de l'émission. "Elle suggère qu'on peut obtenir une silhouette de mannequin grâce à un régime et à un tourment permanents", a déploré le docteur Harald Imgart, spécialiste de médecine psychosomatique. Comme dans de nombreux pays européens, le phénomène est préoccupant en Allemagne. Environ 100 000 jeunes filles et jeunes femmes âgées de 15 à 25 ans souffrent de maigreur endocrinienne. Elles sont six fois plus, au- dessous de 35 ans, à être atteintes de boulimie, selon des statistiques officielles. Une experte en politique familiale du Parti libéral, qui siège dans l'opposition, a demandé que l'émission soit supprimée.
Heidi Klum a jusqu'à présent tenu bon face à ces critiques. Connue pour ses courbes et ses formes généreuses, elle s'est servie de son exemple personnel pour tenter de démontrer qu'il n'est pas nécessaire d'être maigre pour réussir sur les podiums. Cela dit, a-t-elle admis dans un entretien à l'hebdomadaire Der Spiegel, le métier de mannequin, qu'elle exerce depuis 1992, est difficile et exigeant. "Qui décide des règles ? Ce n'est pas moi, c'est le monde de la mode", se défend-elle.
Alors que des professionnels l'ont accusée de susciter de faux espoirs de carrière chez les jeunes Allemandes, l'intéressée a répondu que son émission est destinée à placer les candidates dans les conditions réelles du métier. Non contents de maintenir le programme, les responsables de ProSieben ont décidé d'en doubler la durée à partir du 15 mars, afin de tirer profit de l'attention médiatique provoquée par la campagne de Bild.
Ce journal n'entend pas en rester là. Dans son édition du 7 février, il a publié un article destiné à rameuter les "vraies" top-models de demain : "Maigrelettes s'abstenir !" La lauréate gagnera une séance photo. Ce "coup" est réalisé en collaboration avec RTL, le groupe audiovisuel allemand rival de la maison mère de la chaîne diffusant l'émission de Heidi Klum. Cette entreprise, ProSiebenSat1, a été récemment convoitée par le propriétaire de Bild, Axel Springer. En vain. De là à ce que la campagne anti-Klum soit une vengeance...
Antoine Jacob
article paru dans "Le Monde"