ls sont silencieux. On les sent tendus, plongés dans leurs souvenirs. Dans leurs peurs aussi. La plupart sont venus en couple, mais il y a quelques exceptions. Ici, un père,
accompagné de ses deux grands enfants. Là, deux copains qui semblent rire sous cape. Un peu plus loin, une femme d'âge mûr, avec des béquilles. C'est Mary-Josette, une ancienne infirmière, la seule du groupe, ou presque, à bavarder avec ses voisins, à l'aéroport de Marseille.
Dans l'avion, ils commencent à se détendre un peu. "Quand je serai arrivé, je retrouverai mes 20 ans !" dit Robert. Marie-France, son épouse, prend l'avion pour la première fois. Tous deux habitent Vitrolles. Dans moins d'une heure, ils seront à Alger. "J'ai deux petits frères, là-bas", dit soudain Robert. Ah bon ! Il va donc loger chez eux ? Erreur. Les deux petits frères sont à Saint-Eugène, le cimetière chrétien d'Alger, de même que le père, les deux grands-mères et les deux grands-pères de Robert.
Plus la côte algérienne approche, plus ce petit homme d'une soixantaine d'années, au crâne un peu déplumé, éprouve le besoin de se confier. "Je suis né à Hussein Dey. J'ai commencé à travailler à 15 ans, comme serrurier. On habitait dans une HLM, mais on était heureux. On ne cherchait pas à avoir de l'argent. Tout ce qu'on voulait, c'était aller à la mer, à la pêche et à la chasse", raconte-t-il. L'un de ses meilleurs souvenirs, c'est "la mouna", grosse brioche qu'ils allaient manger en famille, les jours de fête, dans la forêt de Sidi Ferruch, à la sortie d'Alger. "On faisait tout à la bonne franquette", répète-t-il à plusieurs reprises. Quand l'avion se pose à Alger, Robert dit simplement : "Et voilà ! J'arrive à un endroit d'où je suis parti il y a quarante-quatre ans."
Retrouver leur terre natale. Revoir leur rue, leur maison, leur école, et, peut-être, des amis d'enfance. C'est leur seul objectif. Ils sont une cinquantaine, venus pour un peu moins de trois jours, avec France-Maghreb. Née en septembre 2004 à l'initiative de Pierre-Henri Pappalardo, un pied-noir d'origine italienne aujourd'hui établi à Marseille, cette association s'est donnée pour vocation de réhabiliter les cimetières chrétiens d'Algérie.
Pour répondre à une demande croissante, elle organise également, de temps à autre, des voyages de pieds-noirs. On estime à 60 000 le nombre d'"anciens d'Algérie" revenus en "pèlerinage" au cours des deux dernières années. Et le flux ne cesse d'augmenter.
"Quand j'ai vu l'entrefilet dans La Provence - "Si vous voulez retrouver vos racines, contactez-nous" -, je n'ai pas hésité longtemps ! Je suis pourtant timide et soumise à mon mari - un Marseillais -, mais là, j'ai dit : "J'y vais !"", raconte Lydia. Comme tous les membres du groupe, cette blonde d'une cinquantaine d'années a eu droit à des réactions de stupeur de la part de sa famille et de ses amis. "Alger ? Mais t'es malade ! Qu'est-ce que tu vas aller fiche dans un endroit pareil ? Tu espères quoi ?", lui a-t-on jeté à la figure. "On aurait dit que j'allais à Bagdad !", se souvient-elle. Ça l'a un peu inquiétée, mais pas découragée. A tous, elle a répondu : "Peut-être que je serai déçue, mais au moins j'aurai fait la démarche !"
Et les voilà à Alger pour la première fois depuis presque un demi-siècle. Ils n'arrivent pas à y croire. Ils voyaient tous l'Algérie "comme un pays foutu". Les années de terrorisme (1990-2000) les avaient convaincus qu'ils partiraient dans la tombe sans y avoir jamais remis les pieds. A l'arrivée dans la "ville blanche", certains ont un choc : les rues grouillantes de monde, les bus bondés, les encombrements, la pollution, la multitude de paraboles qui défigurent les façades haussmanniennes, les paquets de linge aux fenêtres... Mais l'accueil les émeut. "Bienvenue, vous êtes chez vous !", leur dit-on à la Grand Poste, à Bab El-Oued, à la Casbah ou ailleurs. On leur sourit. De vieux Algériens leur tapent sur l'épaule et demandent, en français : "Pourquoi êtes-vous partis ? Revenez, on a besoin de vous !" Des jeunes s'exclament sur leur passage : "On est contents de voir à nouveau des Européens !" Eux n'en reviennent pas.
Au fil des heures, ils sentent se dissiper la colère sourde qui les rongeait depuis plus de quarante ans. Qui, au juste, les menaçait quand ils ont fui précipitamment, tenaillés par la peur durant l'été 1962 ? Les vainqueurs du FLN ou les extrémistes de l'OAS ? Ils ne savent plus très bien.
"Je n'aurais pas dû partir. Ici, au moins, j'aurais été utile !", se désole Mary-Josette, la vieille infirmière, qui avoue n'avoir "jamais coupé le cordon ombilical avec l'Algérie." "On n'avait pas le choix, il fallait qu'on parte", affirment obstinément les autres. L'arrivée en France ? Aucun n'a oublié ce "cauchemar". Du jour au lendemain, l'Algérie "n'était plus française" et eux n'étaient plus rien. Ils avaient tout perdu. Les Français, disent-ils, les ont accueillis avec indifférence, sinon hostilité. "A Marseille et Toulon, on nous appelait "les rapatriés", mais c'est une ineptie ! Nous étions des immigrés. C'est ici, aujourd'hui en Algérie, que nous sommes des rapatriés", souligne Lydia.
Ce retour aux sources, beaucoup le font munis d'une procuration. Marie-Christine, par exemple, n'avait que 3 ans quand elle a quitté l'Algérie. Sa mère, 67 ans aujourd'hui, a préféré rester à La Seyne-sur-Mer. Elle ne se sentait pas prête à "faire le pas". Mais elle a confié à sa fille une mèche de cheveux et une lettre d'amour pour l'Algérie avec mission de les jeter "quelque part dans Alger".
Fabienne, 73 ans, et Pierre, 60 ans, parcourent ensemble les rues du Champ-de-Manoeuvre tout en remontant le temps. Ils ont fait connaissance dans l'avion et découvert qu'ils étaient nés dans le même quartier d'Alger. La première, pantalon noir et veste en jean, cheveux bruns en bataille, "moitié corse, moitié kabyle, moitié turque" comme elle dit, est une personnalité haute en couleur. Le second, un Alsacien blond aux yeux bleus dont les ancêtres s'étaient établis en Algérie en 1870, est du genre réservé.
Pierre a bien l'intention d'aller frapper à la porte de son ancien appartement. Fabienne, non. "Tous ces souvenirs d'un coup, ça me fait trop peur", dit-elle en frissonnant. Elle se contentera d'aller ramasser un peu de terre au pied de son ancien immeuble, une HLM aujourd'hui délabrée, dont la cour intérieure ressemble à un vaste chantier. Les souvenirs se bousculent dans sa tête. Ici, elle allait chercher des beignets chaque matin. Là, elle s'entraînait à faire de la course à pied. Dans les années 1950, elle a même été "championne d'Alger du 100 et du 200 mètres". Plus loin, elle avait l'habitude d'aller boire un verre en sortant du stade. "Ma jeunesse ! Ma jeunesse !", s'exclame-t-elle à chaque coin de rue, entre rires et larmes. Aux Algériens qui lui sourient, elle dit spontanément : "Khuya ! (mon frère)", avant d'ajouter en aparté : "Je les connais, c'est mon sang !"
Au pied de son immeuble, Pierre hésite. "Ça commence à faire fort !", dit-il d'une voix étranglée, submergé par l'émotion. Il interpelle un jeune, assis sur le trottoir. Tous deux montent au deuxième étage. Ils sonnent. La porte s'entrouvre. L'adolescent parlemente. Pierre est légèrement en retrait, le coeur battant. Sa femme, Dominique, est restée sur les dernières marches de l'escalier, saisie par l'angoisse. Et si son mari, qui rêve de ce moment depuis quarante-quatre ans, se faisait claquer la porte au nez ? Une femme d'une soixantaine d'années, vêtue d'une robe longue d'intérieur rouge et blanche, apparaît. "Entrez !", dit-elle en souriant.
Rien, ou si peu, n'a changé dans l'appartement, de style bourgeois. Pierre entre dans chacune des pièces, suivi de son épouse et de Fabienne. Il revoit la chambre où il est né. Celle de sa mère, une musicienne d'origine espagnole. Celle de sa grand-mère. La cheminée "où la famille déposait les cadeaux chaque année à Noël". L'homme est bouleversé. Fabienne souffle : "Pleure ! Mais pleure donc ! Fais comme moi : dégage-toi !" Pierre ne répond pas. Il est ailleurs. Il lui faut plusieurs minutes pour s'apercevoir qu'un bébé dort sur un divan, emmailloté dans un drap. C'est l'un des petits-fils de la propriétaire. Etonnée, touchée, celle-ci suit discrètement avec son mari, grand et maigre, à moustache grise, le périple de ces invités surprises.
"Ah ! Vous avez gardé toutes les cheminées et les moulures des plafonds ! Et aussi le marbre de la balustrade !", s'émerveille Pierre. "On trouvait ça beau", répond simplement la femme qui habite là avec sa belle-famille depuis 1963. "Ça me fait un peu de peine cette visite, commente-t-elle. Ce monsieur est né ici. C'est toute sa vie qu'il revoit en ce moment. Ce doit être dur pour lui !" Devant un verre de limonade Hamoud Boualem, la boisson favorite des pieds-noirs - avec le Selecto, sorte de Coca-Cola local -, les nouveaux amis échangent leurs adresses. "Revenez, en famille, passer une semaine de vacances dans cet appartement", insiste le maître des lieux quand ses hôtes prennent congé. Pierre et Dominique redescendent l'escalier de l'immeuble, et c'est la voisine du dessous qui apparaît : "Revenez, s'il vous plaît, lance-t-elle. Vous êtes chez vous !"
"Oh là là, c'est fort ! C'est fort !", s'exclame Pierre, les yeux de nouveau emplis de larmes. Les expériences individuelles du groupe se ressemblent. Chacun le constate à la fin du voyage. "J'ai revu l'appartement de mon enfance. Les images figées que j'avais en tête sont à nouveau vivantes. Maintenant, je peux tourner la page. L'Algérie ne sera plus une obsession", explique, radieuse, Françoise. "J'ai eu droit à un accueil comparable au retour de l'enfant prodigue !", sourit Jean-Paul, un ingénieur. Lucette et René se disent "apaisés". Eux étaient venus pour rapatrier en Haute-Savoie le corps de leur soeur, enterrée ici depuis cinquante ans. "Nous avons accompli la dernière volonté de ma mère", dit Lucette.
Marcel Pontier, lui, n'est pas encore remis du choc qu'il a reçu dans l'après-midi. Alors qu'il était en train de prendre une photo de son ancienne maison, au Clos-Salambier, le propriétaire est sorti. "J'habitais là, autrefois", s'est excusé Marcel. L'autre a simplement répondu : "Vous êtes sans doute monsieur Pontier ?"
André, juif de Bab El-Oued, exulte. "L'accueil ! Jamais je n'y aurais cru, avec tout ce qui s'est passé..." Stéphane, son fils de 39 ans, qui tient une boîte de nuit à Toulouse, souligne que "les Arabes d'ici, c'est pas comme la racaille qu'on a en France". André opine : "Ici, c'est les nôtres !" Dans l'euphorie générale, alors que chacun proclame son intention de revenir tôt ou tard "avec toute la famille", Enrico, 79 ans, n'est pas mécontent d'apporter son bémol. Cet ancien de l'OAS, coiffeur de profession, aujourd'hui installé aux Etats-Unis, se dit déçu. " C'est sale, j'aurais mieux fait de ne pas venir et de garder mes souvenirs d'autrefois, ronchonne-t-il, mais je dois reconnaître que je n'ai jamais vu des gens aussi hospitaliers."
Jean-Louis, lui, ne cesse de pleurer. "Ça fait des années qu'il me disait : "Je veux voir Alger et mourir"", explique sa femme. L'ancien menuisier a accompli son rêve : retourner à Sidi Ferruch, là où était basé son régiment à la fin des années 1950, "sans risquer qu'on (lui) coupe les couilles". Jean-Louis n'est pas pied-noir. Il a fait la guerre d'Algérie comme para - pire, comme "Bigeard's boy" -, ce qui ne l'a pas empêché d'"adorer" ce pays.
C'est le moment pour Jef de jeter le masque. Les pieds-noirs ? Il ne les "supporte pas" ! Lui non plus n'est pas des leurs. Il n'est venu que "pour les voir pleurer". Toute sa vie, affirme-t-il, les pieds-noirs l'ont "emmerdé. Ils parlent fort. Ils ont toujours réponse à tout. Ils se prennent pour le nombril du monde", explique, mi-sérieux, mi-provocateur, cet éducateur originaire de Castres. Alors, quand il est tombé sur l'annonce de France-Maghreb, Jef s'est dit : "Ça y est, je tiens ma revanche ! Je vais les voir souffrir et en profiter pour découvrir Alger." Sa femme a protesté. "C'est un peu cher la plaisanterie !" Mais le "sale gosse" a tenu bon. Il a même entraîné un copain, Raymond, dans l'aventure. Ceux qui riaient sous cape à l'aéroport de Marseille, c'était eux.
Au bout du compte, Jef avoue qu'il a modifié son regard sur les pieds-noirs. "Dans le groupe, j'en ai retrouvé quatre ou cinq tout à fait conformes à l'image que j'avais d'eux : suffisants, égoïstes, méprisants... Mais tous les autres sont des gens simples, bosseurs, humains, ayant le sens du respect de l'autre. C'est fou, mais je dois avouer qu'avec ceux-là j'ai eu plusieurs fois envie de pleurer..."